Habibi (Thompson)

Publié le par k.bd

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Pour les deux ans de KBD nous avons choisi de mettre en avant la collection Ecritures des éditions Casterman, qui célébrera ses 10 ans cette année. Exemplaire au niveau de la qualité et de la longévité, celle-ci distille régulièrement quelques pépites du neuvième art, dont le récent Habibi de Craig Thompson. Afin de fêter dignement l’anniversaire du site, nous vous proposons d’ailleurs de gagner un exemplaire de cet album par le biais d’un concours. En attendant de connaître le nom de l’heureux gagnant, voici déjà l’avis des membres de KBD sur ce petit chef-d’œuvre.

C’est en 2002 que Craig Thompson, dessinateur et scénariste de bande dessinée, fait son entrée dans l’Hexagone. Si ce premier livre, intitulé Adieu Chunky Rice, lui valut déjà le Harvey Award du meilleur espoir (Best New Talent), c’est cependant lors de la publication de Blankets – Manteau de neige que l’auteur parvient à séduire une bonne partie du lectorat français. Couronné de trois Harvey Awards, de deux Eisner Awards et du Grand Prix de la Critique ACBD, ce roman graphique semi-autobiographique demeurait jusqu’à présent sa plus belle réalisation. Indétrônable ? Pas certain… laissez moi d’ailleurs vous raconter l’histoire d’Habibi :

Il était une fois une petite fille d’une dizaine d’années promise à un triste avenir. Vendue et mariée de force à un scribe pour compenser le manque à gagner de récoltes peu fructueuses, Dodola n’est cependant pas la plus à plaindre. En plus de lui offrir un toit, son mari lui enseigne cette magie qui consiste à faire danser des lettres sur une feuille vierge en trempant son pinceau dans un encrier. Ce nouvel épanouissement est malheureusement de courte durée. Extirpée de ses lectures par une bande de pillards sans scrupules, elle se retrouve finalement comme marchandise sur un marché d’esclaves. Après avoir fait la connaissance de Zam, elle parvient néanmoins à s’enfuir en compagnie du jeune garçon, pour un périple jonché d’amour et d’épreuves.

Avec Habibi, Craig Thompson signe un travail graphique d'une impressionnante sophistication, marqué du sceau du merveilleux. Il aura fallu six ans et près de 700 pages à l’auteur de Blankets pour parvenir à raconter l’histoire de ces deux enfants esclaves liés par le hasard du destin dans un pays imaginaire et intemporel du Moyen-Orient, sorte d’État désertique en plein boom économique. Ancrée dans un paysage épique de déserts, de harems et de bâtiments industriels, ce récit qui oscille entre modernité et tradition est une histoire d'amour aux résonances multiples, une parabole sensible et lucide sur le monde moderne et la relation à l'autre. Il ne faut d’ailleurs que quelques pages au lecteur pour se rendre compte qu’il vient de pénétrer dans la caverne d’Ali Baba, dans un ouvrage d’une richesse et d’une profondeur extrême. Alternant souvenirs, paraboles mystiques et événements présents, Craig Thompson livre un récit onirique, érudit et sensuel sur fond de conte des Mille et Une Nuits. L’auteur parvient à aborder une multitude de thèmes (l’esclavagisme, la prostitution, l’industrialisation, l’écologie, la religion, l’oppression des minorités, etc) tout en conservant une lisibilité exemplaire tout au long de l’ouvrage. Si l’ensemble baigne dans une ambiance orientale dépaysante, les principaux maux de notre société viennent toutefois noircir considérablement le tableau.

Rythmé par les références bibliques et les sourates du Coran, le récit se nourrit des textes sacrés et crée un pont très humain entre les différentes religions, entre l’Orient et l’Occident.
Si Habibi parle de religion, elle s’inspire surtout de la sagesse des textes anciens pour éclairer le présent, ne soulignant jamais ce qui sépare les différentes cultures, mais se concentrant sur ce qui les rapproche. Cette approche œcuménique et non partisane des trois grandes religions monothéistes permet à l’auteur de faire ressortir le côté poétique de cet héritage culturel et religieux, tout en évitant l’écueil de l’ethnocentrisme.

Mais, au travers de ses deux personnages centraux, Craig Thompson raconte surtout une magnifique histoire d’amour qui défie le temps et les convenances. Initiée comme une relation mère/fils, les sentiments entre Zam et cette fillette arabe qui est de neuf ans son aînée, vont évoluer au fil des chapitres. C’est autour d’une tendresse toute particulière, oscillant entre amitié indéfectible et amour sincère, que les deux vont construire leurs personnalités respectives et s’armer pour survivre dans une société très codifiée et réglementée. Car oui, Habibi est également une histoire de courage et d’engagement.

Si ce chef-d’œuvre est une merveilleuse histoire d’amour, c’est également un hommage au pouvoir des mots, voire des lettres. Tels des esclaves qui se libèrent de leurs chaînes pour partir à la découverte du monde, si cruel soit-il, les textes sortent de leurs bulles et se mêlent aux dessins pour partir à la découverte de pages souvent divines. Les textes et les images se font constamment écho, dans un ballet charnel et enivrant, pour une communion entre le fond et la forme qui est à couper le souffle. En rendant hommage à la calligraphie, à l'ornementation et à la conception géométrique qui font la richesse de l'art islamique, l’auteur livre un album d’une intelligence rare, dans lequel la moindre lettre a sa signification, son importance.

Si Craig Thomson démontre qu’il est un conteur hors pair, ses talents de calligraphe et de dessinateur ne sont pas en reste. Textes tourbillonnants, dessins virevoltants et gravures envoûtantes ; le graphisme noir et blanc de Thompson est d’une précision rare et plonge le lecteur dans une ambiance orientale digne des Mille et Une Nuits, à la fois magique, sensuelle et cruelle. Il y a un travail de recherche profonde derrière chaque page, une exploration approfondie des racines historiques et religieuses des symboles, des lettres, de leur sens et de leur utilisation. Ces nombreux entrelacs de lettres issues de l'alphabet arabe qui se confondent en de véritables arabesques finissent de magnifier le tout. Véhiculant avec brio toutes les émotions de ses protagonistes et invitant au voyage en alternant les paysages désertiques, les ruelles sales et noires d’une grande ville et les jardins luxuriants du palais d’un sultan, le dessin de Craig Thompson est un véritable festin visuel.

Arrivés à la fin de ce somptueux voyage parsemé d’embuches et de misère, mais rendu possible grâce à l’amour, la signification du mot « Habibi » prend alors toute sa valeur et le lecteur ressort grandi de ce message délivré avec tant de délicatesse par un auteur en très grande forme.

Si David regrette l’érudition parfois un peu trop prononcée de cette œuvre « cathédrale » aux nombreuses digressions, il reconnait néanmoins la qualité extrême de cet album qu’il invite à découvrir, ne serait-ce que pour son message de tolérance et d’amour. Mais nous avons également un autre David (Fournol) en stock chez KBD, qui, lui, est prêt à vous dire n’importe quoi pour vous inciter à lire ce très, très, très beau livre. Quant à Lunch, vous pensez peut-être qu’il en rajoute, mais il n’a que des synonymes d'émerveillement pour décrire cette brique de 671 pages qui ne se raconte pas, mais qui se lit et qui se dévore : l'ouvrir, c'est l'adopter ! Si Mo’ vient d’ajouter ce chef-d’œuvre à sa liste d’incontournables du neuvième art et qu’OliV est probablement encore bouche-bée devant la sophistication du graphisme, Badelel et Champi reviennent juste à temps de ce merveilleux voyage pour se joindre à ce concert de louanges. Quant à moi, si vous ne devez lire qu’une BD publiée en 2011, je vous conseille vivement de lire celle-ci !

 

 

avatar yvan couleur

Publié dans Synthèses

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L
C'est aussi l'avis d'Yvan. Mais David pense au contraire l'inverse, pour ceux qui ont lu les deux.<br /> Les avis divergent un peu sur un "ordre de préférence", mais tout le monde dans l'équipe estime que les deux albums sont excellents.
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O
j'ai adoré habibi encore plus que blankets ! un chef d'oeuvre ...
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J
Waow, quelle chronique ! Si avec ça, on n'est pas tenté, c'est qu'on a rien compris ;) Bon, moi, en attendant le résultat du jeu, je vais me relire Blankets !
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