Maus (Art Spiegelman)

Publié le par k.bd

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En ce mois de septembre, c'est moi qui suis chargé de la thématique. J'ai donc l'honneur de vous annoncer que ce mois ne rassemblera que des œuvres majeures de la bande dessinée, puisque nous aborderons des albums primés par un Fauve d'or à Angoulême, autrefois appelé Alfred ou Alph-Art.

Au tout début, en 1976, quatre albums recevaient le prix suprême : œuvre réaliste française (Le vagabond des Limbes T2), œuvre réaliste étrangère (Corto Maltese : La ballade de la mer salée), œuvre comique française (Gai-Luron T2) et œuvre comique étrangère (La tribu terrible).
Ce n'est qu'à partir de 1981 que le prix se structure vraiment, qu'il prend le titre d'Alfred du meilleur album, et qu'il n'y a plus qu'un seul vainqueur... même si cette année-là voit la récompense attribuée ex-æquo à Paracuellos (de Carlos Gimenez) et Silence (de Didier Comès).
L'ambivalence récompenses françaises et étrangères revient en 1986 et perdure jusqu'en 2001.
L'Alfred devient Alph-Art en 1988. Le Fauve d'or, dernier nom en date, apparaît en 2008 (Là où vont nos pères).

Une rétrospective mensuelle qui nous conduira au gré de l'histoire de ce prix, du commencement jusqu'au 21ème siècle.
Et pour ouvrir la thématique, quel album serait plus approprié que Maus ? L'une des deux seules bandes dessinées auréolées deux fois d'un Alph-Art (1988 pour le T1 : Mon père saigne l'Histoire, et 1993 pour le T2 : Et c'est là que mes ennuis ont commencé) et dont l'auteur, Art Spiegelman, est désormais Grand Prix d'Angoulême et président du festival pour l'édition 2012.
Un chef d'œuvre reconnu par tous, y compris dans la critique, unanime, puisque Maus est le seul album du 9ème art à avoir obtenu le Prix Pulitzer, en 1992.

Avant de nous plonger corps et âme dans le vif du sujet, il est de mon devoir de vous donner quelques dates supplémentaires et ô combien importantes :
- 1968 : Anja  Zylberberg, la mère d'Art Spiegelman, met fin à ses jours.
- 1973 : Art Spiegelman dessine une histoire courte sur la Shoah dans un style très réaliste. Un exorcisme sur sa propre histoire et celle de tout un peuple, et probablement le début de son ambitieux projet.
- 1980 : Art Spiegelman et son épouse Françoise Mouly créent la revue RAW afin de dédier un espace pour la bande dessinée indépendante en mal de visibilité. Maus y paraîtra.
- 1982 : Mort de Vladek Spiegelman.
- 8 ans, c'est le temps qui sera nécessaire à Art Spiegelman avant de sortir le tome 1 de Maus, en 1986 (1987 en France). Le tome 2 paraîtra en 1991 (1992 en France), soit après un travail long de 12 ans.


Des témoignages de l'holocauste, il y en a eu des tonnes. Mais pas un seul n'égale Maus dans son intensité.
Comment rendre cette histoire plus prenante que les autres ? Comment lui donner cette dimension humaine sans tomber dans l'horreur absolue ? Comment retranscrire la parole des survivants de la barbarie nazie avant qu’elle ne s’éteigne définitivement ?
Tout autant de questions auxquelles Art Spiegelman répond avec éclat.

Le récit de Maus se décompose en deux temps. Il y a le présent, dans les années 70', lorsque le fils, Art Spiegelman, rend visite à son père Vladek pour connaître son histoire, muni d'un carnet et d'un magnétophone. Et il y a le passé, celui de la seconde guerre mondiale, durant la déportation juive et plus particulièrement polonaise.
La Shoah est une période difficile de l'Histoire, décriée, condamnée. Un récit pas évident à raconter, qui combine la mémoire collective à la relation, plus intimiste, que l'auteur entretient avec son père. Et c'est cette relation qui est la clef de l'œuvre, tant il aura fallu surmonter les heurts et les non-dits, voir son père tel qu'il était, avec ses travers et ses faiblesses, pour ne pas en faire un symbole héroïque mais juste un témoin très humain des évènements tragiques qu'il a vécu.

Vladek Spiegelman était quelqu'un qu'on pourrait facilement qualifier de spécial. Françoise Mouly n'hésite d'ailleurs pas à le souligner dans l'ouvrage : « Sur certains points, il est exactement comme les caricatures racistes du vieux Juif avare ». Force est de constater au fil de la lecture que son héritage est lourd, très lourd. Ses blessures sont profondes et ses stigmates bien présents. On peut comprendre pourquoi il est devenu l'homme qu'il était au crépuscule de ses jours. Car pour survivre au génocide, ce petit représentant en textile à Sosnowiec, marié à Anja Zylberberg, a dû être malin...

Et le mot est bien faible car face à lui se tenait une indicible horreur, véhiculée par l'idéologie nazie, qui le conduira, comme tant d'autres, dans les camps de concentration, à Auschwitz.
Nous ne sommes pas dans un récit de science-fiction. Qu'il est effrayant de voir à quel point l'homme peut être immonde, pervers et sale. Il ne s'agit pas de la préhistoire, mais d'il y a à peine deux générations...
Jugez plutôt de cet article paru dans un journal allemand dans les années 30' :

Mickey Mouse est l'idéal le plus lamentable qui ait jamais vu le jour...de saines intuitions incitent tous les jeunes gens indépendants et toute la jeunesse respectable à penser que cette vermine dégoûtante et couverte de saletés, le plus grand porteur de bactéries du règne animal, ne peut être le type animal idéal...Finissons-en avec la tyrannie que les Juifs exercent sur le peuple ! A bas Mickey Mouse ! Portez la croix gammée !
(Article de journal, Poméranie, Allemagne, milieu des années 30)

Vous comprendrez peut-être en lisant ceci pourquoi Art Spiegelman a choisi l'anthropomorphie pour distinguer son œuvre des autres. Une distance appréciée qui permet d'évoquer la réalité historique sans l'affronter directement. Chaque pays est représenté par un animal différent selon la propagande, bien réelle, de cette époque tragique. Les Juifs sont bien entendu des souris, traquées par des Allemands grimés en chats. Les Polonais sont des cochons, les Français des grenouilles, les Américains des chiens...
Une représentation qui atténue nos repères visuels usuels de la Shoah et qui nous permet d'appréhender la lecture sous une dimension nouvelle, revêtue de son noir et blanc de circonstance. Une évidence artistique qui accroit la puissance de l'œuvre.

Je viens de vous écrire un roman, mais il y en aurait encore tant à dire...
Et si je ne vous ai pas encore convaincu de la qualité de ce chef d'œuvre, je vous invite à lire chacune des chroniques, riches et différentes mais néanmoins unanimes, de notre petit groupe de lecteurs et membres de k.bd : Mo', Champi, Zorg, Paul, Mike (IDDBD), Yvan et moi-même.
Bouleversant, formidable, œuvre essentielle, humaniste, universelle, un témoignage qui devrait figurer dans toutes les bibliothèques et dans les programmes scolaires, un récit magistral, troublant, magnifique, incontournable, rare et précieux, qui nous fait nous sentir un peu plus humain.
Autant d'échos pour une seule et même claque que nous avons tous pris dans le visage et dont nous mettrons longtemps à mesurer la portée.

On peut avoir entendu parler de Maus et ne jamais avoir franchi le pas. On peut redouter ou s'attendre à une lecture ardue, difficile, et longue avec ces quelques 300 pages. Mais il n'en est rien.
Peut-on sourire en lisant Maus ? Oui ! Car la relation père-fils apporte beaucoup dans le récit. Des pauses nécessaires d'une part, et surtout un décalage certain. Pas de misérabilisme, pas de condamnation : les faits sont là, bruts de décoffrage, et se suffisent à eux-mêmes.
Maus est un album de mémoire collective à la dimension humaine. C'est à la fois un témoignage rare, fascinant et émouvant et une œuvre magistrale. N'attendez plus, courez chez votre libraire ou votre bibliothèque préférée, empruntez-le à vos amis : ce livre est peut-être le chef d'œuvre absolu de tout le 9ème Art. Avouez que ce serait dommage de passer à côté !

 

 

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Publié dans Synthèses

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B
<br /> Une oeuvre magistrale en effet.<br /> <br /> <br />
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