Poulet aux prunes (Satrapi)
Et voilà, c’est officiel, ils sont devenus fous sur K.BD ! Ils nous annoncent un mois musical et ils nous servent du poulet aux prunes importé d’Iran ??? Ceux qui étaient encore dans l’ambiance du weekend dernier et qui comptaient se déhancher et placer quelques pas de danse peuvent donc directement aller se plaindre au service clientèle du site, car aucune note de musique ne sortira de cet album. Ceux qui comptaient combler ce manque en dégustant le plat du jour peuvent également se rendre à la même adresse car cette BD ne parle pas de cuisine, mais raconte l’histoire d’un musicien qui a perdu toute envie de jouer. Voilà qui est bien curieux… et il n’en fallait d’ailleurs pas plus pour titiller la curiosité des reporters de K.BD ! Ils n’ont pas tous accepté la mission, mais les plus courageux n’avaient dès lors qu’une idée en tête : découvrir pourquoi cet homme tourne le dos au thème mensuel de K.BD ?
Nasser Ali Khan, tel est son nom, est pourtant un artiste très réputé en Iran, adulé par la plupart des mélomanes. Il pratique le târ, un instrument à cordes proche du luth, qu'il manie à la perfection. Mais, depuis peu, ce musicien au talent reconnu de tous est devenu inconsolable car son bien le plus précieux est cassé et s’avère irremplaçable. Orphelin de sa passion, il n’a plus assez de musique dans son cœur pour faire chanter sa vie et décide de se laisser mourir.
À l’instar de l’excellent Persepolis, Marjane Satrapi livre un récit au parfum autobiographique qui s’inspire cette fois de l’histoire de son grand-oncle Nasser Ali Khan. Beaucoup moins politique que la célèbre tétralogie qui racontait son enfance au cœur de la révolution Iranienne de 1963, Poulet aux prunes délaisse donc quelque peu l’Histoire de l’Iran afin de livrer une chronique familiale narrant les derniers jours d'un homme qui semble avoir perdu le goût de vivre en même temps que sa musique.
Situant son récit dans l’Iran des années 50, l’auteure narre les derniers jours de cet étrange personnage qui a raté sa vie et qui se raccrochait jusque là à sa seule passion. Au fil des pages de ce récit dont l’issue est connue d’avance, le lecteur découvre bien vite que la destruction de l’instrument de musique préféré de Nasser, n’est finalement que la goutte qui a fait déborder un vase déjà trop plein. Ce bel album qui commence là où la musique du târ s'éteint, au crépuscule de la vie de Nasser Ali Khan, est servi sous forme de long flash-back, qui revient sur le passé de ce père de famille de trois enfants. Par le biais de rencontres et de souvenirs, le récit livre au lecteur les clés qui permettent de comprendre le désespoir qui pousse ce musicien hors normes à se laisser dépérir. Ce compte-à-rebours des huit derniers jours de sa vie permet donc de saisir l’acte irraisonnable de feu l’oncle Nasser, le tout sur fond d’histoire iranienne.
Malgré ce dénouement fatal révélé dès le départ, ce n'est pas de la tristesse que l'album véhicule. La narration typique de Marjane Satrapi fait à nouveau mouche, distillant ce drame familial sous forme de conte et n’oubliant jamais cette petite touche d’humour qui permet de dédramatiser une histoire qui n’a pourtant rien de réjouissant à la base. Cette légèreté emplie de poésie se retrouve également au niveau du graphisme. Digne successeur de Persepolis, Poulet aux prunes reprend les ingrédients de cette fameuse recette satrapienne : une narration en voix-off au ton très sobre, un soupçon d’humour pour faire passer des thèmes épineux pas toujours simple à traiter, un style de dessin simple et naïf dont l’efficacité continue de surprendre et un bout d’histoire de famille saupoudré d’auto-dérision. Et cela fonctionne, car ce personnage au caractère bien particulier et pas forcément agréable à vivre, finit par séduire, tout comme sa destinée tragique.
Tous nos reporters ressortent d’ailleurs séduits de cette quête de vérité, à la recherche des motivations du grand-oncle de Marjane Satrapi. Zorg a su apprécier ce poulet aux prunes, même s’il a préféré Persepolis, véritable caviar iranien du neuvième art. Lunch, Badelel et moi-même sommes totalement conquis par cette lecture. Et même Champi, qui étonnamment n’avait pas piscine ce dimanche, s’est mouillé pour cette lecture hebdomadaire et ressort ravi de ce petit plat concocté par l’auteure de Broderies. Les autres membres de K.BD ne manqueront pas d’un jour lire cet album ou d’aller voir son adaptation cinématographique, des mêmes réalisateurs que la version animée de Persepolis, mais avec de vrais acteurs cette fois.
Et la musique alors, me direz-vous ? Entre les lignes de cette histoire familiale, les lecteurs les plus attentifs ou les plus sensibles sauront déceler le chant amer de cet homme qui vit une véritable histoire d’amour avec un instrument dont les sons se contentaient de faire écho à cette souffrance qu’il partage avec nous le temps d’un album.
L’artiste s’est éteint… ccchhhuuuut… silence maintenant… jusqu’à dimanche prochain.